
J’arpente ces rues à nouveau. Un certain temps s’est écoulé depuis celui où je les parcourais avec elle. Ma main dans la sienne, nos ombres enlacées. Je les redécouvrais avec elle, et pourtant aujourd’hui, elles me semblent si étrangères. Or rien n’a changé. Je foule les mêmes pavés rebattus, je longe les mêmes bâtiments anciens, les mêmes allées aux noms d’hommes illustres. Je passe devant les mêmes bars dans lesquels nous nous posions pour nous soustraire au temps quelques heures. Aujourd’hui, je me perds entre les ruelles en quête d’un café où fuir et me dérober quelques instants. Juste le temps de dénouer le nœud qui me serre l’estomac, et de désembrumer mes pensées qui tendent à s’aventurer en des lieux que je préfère oublier. Mais que voulez-vous ? Il semblerait que je manque cruellement d’autorité.
Je jette mon dévolu sur le Café de Flore, et m’engouffre à l’intérieur de l’établissement au style Art déco. Ces larges banquettes rouges avec leurs tables en bois sombre lui confèrent une atmosphère chaleureuse. J’ai l’impression de faire un bond dans le temps. Je m’attends presque à voir apparaître Sartre et Simone de Beauvoir à ma suite. Alors que je prends place à une table, je balaie la pièce du regard pour finir par croiser mon reflet dans l’immense vitre près de moi. Cette vision me trouble. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même : le teint cireux, de larges cernes violacés entourant mes yeux, le visage défait. Je flirte avec les insomnies en ce moment, mon esprit ne me laisse aucun répit. Il ressasse, des pans d’une autre vie, qui fut mienne un temps, mais ne m’appartient plus désormais. Il me faut alors un effort surhumain pour aligner quelques mots lorsque la serveuse vient me saluer et prendre ma commande. Je bégaie et peine à articuler correctement ma phrase. Elle me regarde avec tendresse, sans jugement, sans moquerie aucune. Je devine que je suis loin d’être la seule âme esseulée à venir s’échouer dans ce modeste repère d’artistes et d’intellectuels. Les gens tout autour de moi semblent eux aussi vouloir échapper au temps et à leur vie effrénée. Nous partagerons au moins cela…
Depuis la fenêtre, le regard perdu dans le vague, je dévisage les passants, trop absorbés dans leurs activités et leur routine. Je me questionne sur leur histoire, sur leur identité et sur la force mystérieuse qui anime leur démarche pleine d’entrain, alors que celle-ci me fait cruellement défaut. Et puis à nouveau, un moment de faiblesse me rattrape. Je me sens happé par quelque chose qui me dépasse. La tête me tourne, mes oreilles bourdonnent. Comme si un de ces vieux projecteurs 35 mm s’était enclenché. Alors que tout s’obscurcit autour de moi, une lampe s’allume, et puis j’entends le bruit régulier de la bobine, un léger ronflement continu. Et soudainement, c’est le film de ma vie qui commence à défiler sous mes yeux. Un court-métrage d’une banale scène, qui toutefois m’accroche un sourire niais aux lèvres, en même temps qu’il m’arrache une grimace et un pincement au cœur. Le plus triste dans tout ça ? Tu en étais le personnage principal.
Nous étions allés vagabonder en plein centre-ville, à présent nous revenions vers le minuscule meublé que j’occupais, mais que tu adorais tant. Elle lui trouvait tout d’un nid douillet. Je trouvais ça attendrissant.
Elle avait bu plus que de raison pour le petit gabarit qu’elle était. Légèrement enivrée par l’alcool, je tentais de la retenir contre moi, de crainte qu’elle ne s’effondre. Malgré quelques oscillations inopinées, elle parvenait tout de même à tenir droit sur ses jambes. Elle avait cette attraction inexplicable, persistante, entêtante, au point que j’en étais grisé moi aussi. Alors le monde autour de nous disparaissait par endroit. Grand flou artistique. Cela me donnait à penser, par instant, que nous étions seuls à déambuler sous les pâles lumières des lampadaires ce soir-là. L’atmosphère ouatée réduisait le brouhaha urbain à un lointain murmure. L’air était frais sur mon visage, mais il avait quelque chose de revigorant.
Se débattant sous mon bras, elle finit par se dégager pour partir en sautillant et en chantant à tue-tête. Elle tournoyait, faisant voler les pans de sa jupe, me laissant l’image d’une gracieuse ballerine dans son écrin de tulle. C’était une femme enfant. Une adulte tout en légèreté : parfois raisonnable, mais surtout insolemment insouciante. Surtout « ne pas se prendre trop au sérieux », c’était là ses mots d’ordre. Je crois qu’elle craignait de devenir « ennuyeuse », comme elle me disait, comme toutes ces vieilles personnes aigries et désabusées qui ne croient plus en rien. Et moi, je lui courrais après, inlassablement. Comme depuis le premier jour où j’ai croisé sa route. Ces folles escapades, toujours aussi imprévisibles, m’amusaient et jamais ne me lassaient. Tantôt, je la laissais s’échapper, pour mieux la contempler dans le décor nocturne ; tantôt, je courais la rattraper, la saisissant par la taille d’une main et la faisant virevolter en venant cueillir sa main. Danseurs, ou funambules, la nuit était notre piste de danse, notre salle de spectacle. Dans ces moments-là, d’un baiser plaqué sur ses lèvres, je parvenais à la faire taire, l’arrachant quelques secondes à ses sérénades. Avant qu’elle ne se soustraie à mes étreintes, pour repartir de plus belle. Peine perdue, elle était infernale… mais quel doux enfer… Mais elle riait de bon cœur, en écho à mes éclats de rire. Rien n’avait d’importance. Enfin si, tout en elle. Et la serrer contre moi, sentir la chaleur de son corps fluet contre le mien, le parfum fruité de ses cheveux, la douceur de ses joues sous mes doigts, et ce baiser chaste que je déposais sur son front. Un baiser qui à lui seul voulait tout dire. « Je t’aime » et « je suis là pour toi ».
Et puis le film s’arrête brusquement. Le cliquetis cesse et la pellicule se dilue pour laisser place à la réalité. Et alors que je tente vainement de retenir ce souvenir d’une vie qui n’est plus, et que je repoussais obstinément jusqu’à présent, le café réapparaît sous mes yeux. Un clap final, le son de la tasse au contact de la table. Mon cappuccino vient de m’être servi. La serveuse m’a tiré de mes fantasmes sans même le savoir. Elle sourit innocemment.
Hébété, c’est pour moi un nouvel adieu à la belle connue…
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