Elle se redressa sur sa chaise, finit par se lever, sous les regards interloqués de la tablée. Tout ce qu’elle parvint à prononcer se résuma à un chuchotement : “Il faut que je rentre”.
Elle prit son blouson et son sac à la hâte, puis se dirigea vers l’entrée qu’ils avaient passée quelques heures plus tôt. Elle marchait à la manière d’un automate, ne prêtant pas attention à ce qui se passait autour d’elle, bousculant les gens sur son passage. Elle n’entendait même plus les protestations. L’avait-elle suivi ? Elle ne s’était pas retournée pour le vérifier, trop obnubilée par le besoin s’enfuir, de se retrouver loin de cet essaim bourdonnant.
Elle passa la porte, déboucha sur le trottoir devant le pub faisant l’angle de la rue. Des gens discutaient et fumaient à l’extérieur, si bien qu’un nuage de fumée flottait au-dessus d’eux. Ils se détournèrent un instant de leur conversation face à cette irruption soudaine, l’observant en silence, puis retournèrent à leurs affaires. Elle ne leur avait même pas prêté attention, trop embrumée pour prendre en considération ce qui se jouait autour d’elle. La nuit était noire, sans lune, mais toutes les lumières de la ville suffisaient à percer l’obscurité. De sorte que d’ici les étoiles n’étaient même pas visibles. Le temps était frais, le mois de janvier s’achèverait bientôt. Elle demeura ainsi quelques minutes, les yeux perdus dans le vague, inspirant lentement, l’air froid s'engouffrant doucement dans ses poumons. La fraîcheur s’insinuait peu à peu à travers ses vêtements, effleurant sa peau, l’électrisant. Etrangement la sensation était agréable, revigorante : un doux électrochoc parcourant progressivement tout son corps. La réalité revenait par bribes : le manque d’air et d’espace, le confinement, l’absence de cette foule d’individus venant estomper la morosité, la redondance de son quotidien, de LEUR quotidien, l’envie de tout ficher en l’air, le besoin de s’affranchir. C’étaient ces bribes-même qui l’enchaînaient et la retenaient, l’empêchaient de voir au-delà de l’horizon, de délaisser son univers. Tant de bribes qui finalement étaient ancrées à des repères subjectifs, devenus des habitudes, et si difficile à délester. Il est toujours plus facile de s’accrocher à ce qui est connu, à ce qui nous rassure, là où l’inconnu nous apparaît comme une expédition effrayante et insurmontable. L’altérité nous effraie, tout comme ce qu’elle pourrait nous apporter, nous révéler de nous-même.
Elle leva les yeux vers le ciel, pas même une Lune pour éclairer et guider son chemin sur les méandres de l’indécision. Seuls les lampadaires perçaient les ténèbres. La nuit lui appartenait, plus rien ne la retenait pour l’instant. Seul demeurait ce besoin de s’évanouir là, dans la nuit, et délaisser le reste. Elle porta finalement son regard droit devant elle, et finit par se soustraire à cette paralysie qui la retenait sur ce morceau de trottoir crasseux. Il était près d’une heure du matin. Marchant alors d’un pas déterminé, elle traversa la rue sans même regarder autour, s’exposant au flux des quelques véhicules circulant à cette heure-ci. Un des chauffeurs manqua de la renverser à son passage, il la klaxonna avec frénésie. Elle ne releva même pas, continuant sur sa lancée, trop absorbée par ce besoin de fuir.
Une fois le trottoir d’en face atteint, elle bifurqua sur sa droite, s'enfonçant d’un pas rapide dans les petites ruelles de la vieille ville : un labyrinthe de boyaux étriqués. Personne dans ces couloirs étroits, à l’exception d’un chat venant fondre son pelage couleur d’encre dans le noir de la nuit. Au bout de quelques minutes d’errance, elle ralentit le rythme de ses pas, comme si le danger qui la menaçait avait été semé. Elle marchait lentement maintenant, et prit alors le temps de contempler le calme qui imprégnait l’atmosphère : une sorte de repos éternel. Elle ne pensait pas s’être tant éloignée du tumulte du centre-ville, et pourtant, pas un bruit, seuls les battements de son cœur qui résonnaient. Paradoxalement, c’était un silence sécurisant : un de ceux qui aident à se recentrer sur l’essentiel tout en évinçant le superflu. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même ces temps-ci, jouant seulement un rôle de figurant dans le grand film de sa vie. Et quel film ! Une comédie burlesque.
Les acteurs de second rôle se bousculaient, allant et venant, ne faisant qu’une brève apparition, aussitôt chassés par un metteur en scène tyrannique et trop pointilleux. Leur jeu ne convenait jamais à ce qu’il s’était représenté : trop de démesure dans les discours, un trop grand manque de sincérité, de l’outrance dans les postures. Rares privilégiés ceux qui demeuraient dans la troupe, les élus qui avaient su se distinguer et prouver leur valeur. Pas de faveur particulière, juste des vertus : l’authenticité, la sincérité et la fiabilité. Mais à présent, quel rôle devait-elle elle-même endosser ? Quel costume revêtir ? Quel ton adopter ? Le scénario n’est pas écrit et le metteur en scène n’en fait qu’à sa tête : quel chaos magnifique ! Il ne restait donc plus qu’à essayer d’écrire une partie du scénario....
Le temps semblait s’être suspendu, le temps de la réflexion, le temps de quelques pas, mais parallèlement comme le temps d’une vie. Elle avait eu l’impression d’avoir refait le chemin de la sienne à travers cet égarement nocturne. D’avoir repassé chaque instant décisif de son existence : les souffles de vie, les honneurs, les évasions, mais aussi la décadence, les luttes acharnées, la détresse.
Elle finit par revenir à la réalité, aux questions immédiates et encore non solutionnées, à ses impératifs et ses contraintes. A mesure qu’elle avait repoussé l’heure, elle avait aussi repoussé la prise de décision qui la pressait toujours un peu plus. Mais la raison, la crainte quant au risque à prendre, la peur de l’inconnu, le doute lui intimaient de ne pas commettre d’absurdités. Alors que le cœur lui, tendant à vouloir assouvir cette soif de liberté et de désinvolture, revendiquer une nouvelle témérité.
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